Séance solennelle de rentrée des cinq Académies 2011 sous la présidence de Jean Baechler, président de l’Institut de France, président de l’Académie des sciences morales et politiques
sur le thème : "Le virtuel"

Michel PébereauLa finance ne serait-elle qu'un monde virtuel ?

par Michel Pébereau, délégué de l’Académie des sciences morales et politiques

Aymeric ZublenaArchitecture virtuelle

par Aymeric Zublena, délégué de l’Académie des beaux-arts

Serge HarocheLe virtuel en physique

par Serge Haroche, délégué de l’Académie des sciences

Michel ZinkLe virtuel, futur du passé

par Michel Zink, délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Jean-Luc MarionLe virtuel et le possible

par Jean-Luc Marion, délégué de l’Académie française

Les discours /  Architecture virtuelle

Aymeric Zublena

Architecture virtuelle

par Aymeric Zublena

Par métier, j’invente des formes et j’organise des volumes où pesanteur et inertie dictent leur loi. J’utilise ces outils de l’immatériel qui donnent accès à l’espace virtuel, ces logiciels qui libèrent ou semblent libérer l’architecte de la rude contrainte, d’affronter, de composer, de vaincre l’inertie. Dans la pesante réalité des masses qu’il met en œuvre, l’architecte invente des équilibres d’où naissent des volumes et des espaces improbables. Cet aboutissement s’est toujours fait au prix d’une lente démarche, au gré d’une déambulation intellectuelle qui de la perspective originelle, image virtuelle d’une architecture en devenir, fera jaillir l’œuvre dans la matérialité ultime du dernier béton coulé ou du dernier boulon serré.

Aujourd’hui de puissants outils informatiques permettent à des vitesses sans cesse croissantes, de créer et de parcourir des architectures virtuelles. Ces espaces qui n’ont d’autres réalités que celles du regard sont en théorie libres d’accès au premier venu, espaces transformables, manipulable si le désir prend à l’un des visiteurs de jouer à l’architecte. De cette mathématique savante, de cette virtualité peut-il naître une architecture inspirée d’une nouvelle conception de l’espace ?
Le philosophe Pierre Lévy parle de ces liens qui unissent aujourd’hui virtualité de l’informatique et réalité de l’architecture lorsqu’il écrit :
"Notre temps préfère les modèles aux objets parce que l’immatériel est dépourvu d’inertie".



Il existe des "architectures virtuelles", qui ne visent pas à s’accomplir dans le réel mais dont l’approche conceptuelle, l’expression formelle  et les objectifs ont évolués dans le temps. Cette expression est en effet antérieure à l’apparition de l’ordinateur et renvoie à d’autres interprétations de la virtualité qu’il faut au moins évoquer  : virtualité des projets utopiques des architectes révolutionnaires du XVIIIe siècle, rêves fous de l’architecte-ermite Paolo Soleri, recherches de philosophes, d’architectes et d’ingénieurs des années 70, qui explorent des champs techniques et esthétiques, porteurs des réalisations futures qui marquent la fin du XXe siècle, architectures de papier de l’époque soviétique, je dirai quelques mots de toutes ces manifestations.

"Architecture virtuelle" celle d’aujourd’hui née d’un usage nouveau de l’informatique. Architecture, qui tend vers l’abstraction qui semble faire fi de l’inertie, de la gravité, de la densité de la matière.

Suivre ce cheminement étrange qui va du crayon à l’écran d’ordinateur c’est évoquer les voies multiples de la création architecturale, l’alternance du virtuel et du réel dans l’élaboration du projet.

Dans ses recherches initiales, dans ses tâtonnements inspirés, l’architecte explore avec ses outils traditionnels le crayon, la plume, la maquette, tous les espaces, les volumes, les formes que son esprit imagine et que sa main dessine ou manipule. Volumes et formes où viendront se loger les fonctions qui constituent la ville. Paul Andreu parle de ses dessins dont il a rempli 60 carnets, dessins dit-il "…qui étaient à l’origine des projets, ceux qui découvraient, notaient ou mieux provoquaient une idée, un principe, un simple désir parfois (…) quelque chose gisait en eux d’obscure, qui faisaient leur charme pour ceux qui ne pouvaient pas comprendre leur raison ou leur utilité."

Dans un raccourci, excessif, je dirais que l’architecte s’exprime alors au moyen de cette perspective initiale qu’évoque Léon Battista Alberti et que Philippo Brunelleschi explore au baptistère de Florence.

Cette première perspective est importante puisqu’elle est, même si l’expression n’est pas employée, la première manifestation d’une architecture virtuelle, d’une architecture en devenir.

En effet, pour l’architecte de la Renaissance ce premier tracé de lignes de fuite ne remplace pas le "modello", la maquette, instrument dont la matérialité lui confère le statut d’outil de chantier  plutôt qu’outil de représentation. Elle est, cette perspective initiale, un moyen nouveau d’exprimer le caractère intellectuel de l’architecture.

Elle nait d’une réflexion abstraite, elle n’est pas une peinture. Pour exprimer ce concept Brunelleschi se sert d’un miroir, plus exactement d’une plaque d’argent polie, où se reflète dans la représentation virtuelle du baptistère de Florence la réalité mouvante des nuages qui parcourent le ciel surplombant l’édifice.

Des philosophes et des historiens verront d’ailleurs dans ce premier mode de représentation virtuelle l’interprétation d’un monde idéalisé, déthéologisé dira Erwin Panofsky, organisé pour être perçu par un spectateur idéal fixé au point de convergence des lignes parallèles qui se joignent  à l’infini.

C’est au travers de cette même technique originelle que naissent les architectures virtuelles d’Etienne-Louis Boullée, de Claude Nicolas Ledoux qui bâtiront à côté de leurs rêves, des architectures réelles, ou encore de Jean-Jacques Lequeu qui lui ne construira rien.

Architectures virtuelles, songes, architectures rêvées qui restent pourtant contenues dans une géométrie connue, explorée, maîtrisée mais non bouleversée. Une virtualité classique en somme.

Virtualité "moderne" du mouvement anglais "Archigram", architectures d’exploration, consommables, éphémères, mobiles. Architectures virtuelles qui explorent des espaces imaginaires mais qui sont d’abord les témoins d’époques de ruptures, de remises en cause d’un ordre social pesant, de rejet d’une censure ou d’une technique brutale qui impose un mode de production, un mode d’habiter et un modèle de vie contraint.

Elles conservent pourtant, malgré une utopie affirmée, l’apparence de préoccupations constructives, l’aspiration à une technicité éprouvée au service d’espaces architecturaux surprenants, déroutants parfois, mais non inconnus. 

L’ordinateur a fait naître une autre culture, pense-t-on, un nouveau mode de conception, une culture numérique d’où semble jaillir un nouvel espace architectural, une nouvelle virtualité architecturale. Ceci ne s’est pas fait d’un coup, c’est l’aboutissement actuel et provisoire d’un usage de l’informatique.

Il ne s’agit pas de cette architecture virtuelle qui reconstitue dans une réalité parfaite des monuments historiques et des quartiers entiers de villes anciennes que l’on peut découvrir et parcourir au gré de ses désirs. La fiction télévisée de la Rome antique de Marc-Antoine et d’Octave, et le port d’Alexandrie au temps de Cléopâtre illustre les extraordinaires possibilités de l’outil informatique.

Ce n’est pas cette virtuosité et cette virtualité qui intéressent les architectes.

Architecture virtuelle aussi, dans laquelle se meuvent les adeptes de "second life", espace virtuel où se déploient les exploits fantasmés d’une autre vie, espace dans lequel évoluent les héros d’un moment, qui se présente toujours au travers de stéréotypes dégradés d’une architecture pseudo-classique, des avatars de quelque Versailles caricaturés ou pire dans la modernité désuète de tours solitaires d’une banalité affligeante, comme si selon Antoine Picon  : "on ne pouvait concevoir l’espace virtuel que sous les espèces du simulacre en référence à un univers matériel transformé en décor". Il parait d’ailleurs que des grandes sociétés d’informatique conscientes de cette indigence font depuis peu appel à des architectes pour corriger ces dérives et imaginer d’autres architectures moins banales. 

Il y a dix ans, la journaliste Odile Fillon, écrivait :"l’ordinateur est aussi concepteur […] l’architecte est invité à se reconfigurer, il doit considérer l’ordinateur comme un complice et ne pas s’arc-bouter obstinément à son vieux copain, le crayon".

En effet dans les premiers moments, l’ordinateur avait, pour l’essentiel, servi à rationaliser puis à raccourcir le temps de production des documents graphiques nécessaires pour passer du projet à sa réalisation et à communiquer grâce à des perspectives séduisantes, faciles et rapides à produire.

À ce stade, l’ordinateur n’est pas un véritable outil de conception. Il sert seulement à maîtriser l’assemblage de composants dont la combinaison raisonnée aboutira à des réponses fonctionnelles et techniques optimisées. Il ne s’agit pas d’"architecture virtuelle", car dans une telle démarche la part d’invention formelle et la dimension esthétique sont limitées sinon ignorées, je simplifie bien sûr. 

C’est un autre usage de l’informatique qu’exprimait le propos "l’ordinateur est aussi concepteur". Il s’appliquait à la réalisation du musée Guggenheim à Bilbao de l’architecte américain Franck O. Gehry qui conçu son projet à l’aide d’instruments traditionnels, croquis, schémas, maquettes d’études mais qui multiplia ses recherches et développa son exploration de l’espace architectural à l’aide d’un logiciel mis au point par l’aérospatiale. Il transcrivait, ou fit transcrire par des spécialistes, en données numériques les volumes nés des maquettes artisanales que ses doigts, ou ceux de ses assistants avaient manipulées, déformées.

Par cette méthode, l’architecte et les ingénieurs vérifiaient  dans une démarche simultanée et conjointe la compatibilité fonctionnelle, la faisabilité technique et la cohérence plastique dont Franck O. Gehry seul assumait la responsabilité.

C’était une approche globale, exploratrice de l’acte d’architecture mais du même ordre, si ce n’est du même niveau de complexité, que la phase CAO évoquée précédemment.

En effet l’articulation ou la désarticulation complexe, savante et la géométrie distordue des espaces intérieurs du musée Guggenheim étaient déjà virtuellement contenues dans les premiers traits de crayon ou les premières maquettes de l’architecte. Pour lui le crayon ou le carton découpé et assemblé à la diable restaient de "vieux copains". J’ai eu récemment encore confirmation de cette démarche en visitant, avec deux ingénieurs français partenaires de Franck Gehry, le chantier du musée qu’il construit au Bois de Boulogne.
Ce sont ces mêmes moyens et cette même démarche que pratiqua Daniel Libeskind lorsqu’il traça les diagonales  entrecroisées de l’implacable volée d’escalier qui butte aujourd’hui sur la paroi verticale ou l’oblique sombre de la tour qu’une brèche lumineuse ouvre sur le ciel. Il est difficile pour un non architecte de déchiffrer dans cette virtualité énigmatique, qui ne devait rien à l’ordinateur, les prémices du futur musée juif de Berlin.

C’est un nouvel usage de l’outil informatique que j’évoque ici, celui qui renvoie à cette nouvelle culture numérique d’où émergent des espaces virtuels que les architectes explorent et dont ils nourrissent leurs projets. Pour Antoine Picon

"… l’utilisation de l’ordinateur afin de produire des formes nouvelles et spectaculaires, ne constitue qu’un aspect d’une dynamique de beaucoup plus grande ampleur de même que l’invention de la perspective à la Renaissance était liée à des questions plus vastes que la seule recherche de la régularité géométrique"

Une dynamique qui s’apparente, selon deux universitaires canadiens, Guite et Lachapelle "à une quête esthétique qui puise dans une autre historicité que celle de la pensée rationaliste", quête qu’ont exprimée les avant-gardes du début du XXe siècle pour lesquels la redéfinition de l’architecture moderne passait aussi par l’emploi de nouveaux moyens de représentation.

De ces recherches  expérimentales ou simplement ludiques, développées sans l’appui ou la contrainte de règles formelles, détachées de toute ambition de construire, purs exercices plastiques naît un nouveau monde de formes architecturales.

Peut-être existe-t-il quelques sources lointaines à cette esthétique virtuelle née d’une culture numérique.

Dans l’une de ses leçons, Gilles Deleuze cite cette phrase de Paul Cézanne "traiter la Nature par le cône, le cylindre et la sphère, le tout mis en perspective". Il remarque comme beaucoup de commentateurs que Cézanne exclu le cube. Il l’exclut, dit Gilles Deleuze parce qu’à la suite de l’art grec le cube a été la forme fondamentale des rapports dans l’espace… Dans le cube, dit-il encore, sont inscrites les coordonnées spatiales de la figure. Peut-être cette réflexion trouve-t-elle un prolongement inconscient, dans cette rupture stylistique qui caractérise une partie de l’architecture contemporaine, libérée du "cube", libérée de toute orthogonalité.
J’ai dit combien l’inertie des masses, celle du béton, de la pierre et de l’acier pèse dans l’articulation des volumes et l’imbrication des espaces lorsque l’architecte veut de toute son énergie que ce qu’il conçoit prenne corps et s’érige lentement dans la réalité du chantier. 

Pourtant, des réalisations contemporaines, récentes, achevées ou en cours de construction, tels la Philharmonie de Paris, "le Métropole-Parasol" de Séville, le Musée des Confluences à Lyon, la future couverture du Stade Vélodrome de Marseille ou des projets pour l’instant à l’état de virtualité, tels le centre culturel et cultuel russe à Paris ou l’une des esquisses du centre du vin à Bordeaux, semblent inspirés par ces enveloppes, ces textures, ces formes sans matérialité apparues sur les écrans.

Ces tracés "liquides", ces images virtuelles sans liens avec une réalité connue, une exigence ou l’apparence d’une préoccupation structurelle ou fonctionnelle génèrent des volumes qui flottent sans attaches avec un quelconque environnement, une quelconque géographie, un quelconque territoire, volumes virtuels qui deviennent parfois les monuments réels de l’urbanisme contemporain. Dans ce nouveau monde de formes, les plans sécants, la discontinuité volumique, l’orthogonalité, "le cube" pour parler simple, s’effacent au profit de la continuité et de la fluidité des formes "molles". Cette géométrie du fluide est d’une nature différente des surfaces gauches, des paraboloïdes hyperboliques des années cinquante qui furent aussi en leur temps les manifestes architecturaux d’une exploration esthétique, d’un autre espace formel.

Un univers moléculaire, biologique, liquide, parfois immatériel, se substitue ainsi au monde statique minéral, cristallographique, discontinu de nos villes. Un nouvel univers que certains ont apparenté au baroque.

Or il y a longtemps déjà, des architectures émergèrent comme par enchantement, annonciatrices de ces formes qui naissent aujourd’hui de la culture numérique.

Me viennent  à l’esprit la "Tour" d’Erich Mendelsohn construite en 1921 à Potsdam pour abriter un institut d’astrophysique destiné à vérifier la théorie de la relativité d’Albert Einstein, et les œuvres de Gaudi à Barcelone de Le Corbusier à Ronchamp. Architectures de la fluidité, enveloppements organiques, prémices des volumes lisses et continus tracés aujourd’hui par les ordinateurs.

Cette culture numérique dont on parle aujourd’hui ne serait alors que l’expression contemporaine d’une émotion esthétique et d’un monde de formes que des architectes de génie ont déjà exploré par les seuls outils d’une étonnante simplicité dont ils disposaient à leur époque.