Séance solennelle de rentrée des cinq Académies 2011 sous la présidence de Jean Baechler, président de l’Institut de France, président de l’Académie des sciences morales et politiques
sur le thème : "Le virtuel"

Michel PébereauLa finance ne serait-elle qu'un monde virtuel ?

par Michel Pébereau, délégué de l’Académie des sciences morales et politiques

Aymeric ZublenaArchitecture virtuelle

par Aymeric Zublena, délégué de l’Académie des beaux-arts

Serge HarocheLe virtuel en physique

par Serge Haroche, délégué de l’Académie des sciences

Michel ZinkLe virtuel, futur du passé

par Michel Zink, délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Jean-Luc MarionLe virtuel et le possible

par Jean-Luc Marion, délégué de l’Académie française

Les discours /  Le virtuel et l'actuel

Jean Baechler

Ouverture
Le virtuel et l'actuel

par Jean Baechler

La pensée européenne, depuis les Grecs, a privilégié les polarités contradictoires : l’être et le non-être, le corps et l'âme, la matière et la pensée, le conscient et l'inconscient, la guerre et la paix, le juste et l'injuste… Certaines polarités, plus rares, sont complémentaires, dont la plus remarquable et la plus énigmatique oppose et conjoint le virtuel et l'actuel  la puissance et l'acte en langage aristotélicien. Le virtuel est ce qui n'existe pas déjà, mais pourrait exister, ce qui suppose qu'il soit aussi réel de quelque manière, alors que l'actuel existe encore avant de n'exister plus, ce qui impose qu'il soit également irréel de quelque façon et contingent. Entre le virtuel et l'actuel se place le moment essentiel de l'actualisation, encore plus énigmatique, car comment expliquer que quelque chose puisse advenir à l'existence hors de l'inexistence ? On peut plaider que le virtuel, l'actualisation, l'actuel et le contingent sont au cœur de l'ontologie et que toute métaphysique consistante est une méditation rationnelle sur l’être et le devenir, car telle est l'alternative fondamentale, dont le couple formé par le virtuel et l'actuel est l’expression la plus saillante.


De quelle manière le virtuel réussit-il à être réel sans exister ? Il résout le dilemme, en commençant par n'être pas impossible. David Hilbert tenait pour réel tout objet mathématique qui n'est pas logiquement contradictoire. On peut généraliser cette position et soutenir que le mode originel d'exister du virtuel est de n'être pas impossible, en tant qu'il ne contient aucune contradiction logique : le virtuel est donc possible, ce qui n'est pas rien, mais peu au regard de l'existence. Pour s’en rapprocher davantage, il faut que le possible devienne effectuable, ce qui suppose que soient réunies les conditions qui en favorisent l'effectuation. Elles doivent être inscrites dans la réalité, pour exercer leurs vertus. De logique qu'elle était, la réalité du virtuel en est rendue conditionnelle. Mais les conditions de possibilité requises peuvent être nombreuses et complexes, et se trouver dans des états variés de consistance et de réalité. Pour gagner l'existence, le virtuel doit encore franchir une étape supplémentaire et devenir potentiel, au sens où il bénéficie de la réunion actuelle de toutes les conditions de son effectuation dans la réalité. Retenir trois étapes dans l'aventure ontologique du virtuel, le possible, l'effectuable et le potentiel n'est qu'une commodité de langage arbitraire, car elles ne sont séparées par aucun seuil tranché : il faut les considérer comme un continuum de nuances indéfiniment étendues entre le non-impossible et le réel. Mais, avant d'y accéder, le virtuel doit encore affronter un obstacle inattendu. Il faut que son avènement à l'existence soit imprévisible aussi peu que ce soit. Si, en effet, il était absolument prévisible, il serait nécessaire. Mais, si le virtuel est nécessaire et trouve en lui-même ses raisons et ses conditions d'exister, il perd son statut de virtuel, pour exister de toute éternité. Le Dieu de la Bible n'est pas virtuel ni l’Atman brahmanique ni le Tao chinois. Il faut donc que le virtuel soit non-nécessaire, c'est-à-dire contingent.


Quant à l'actualisation du virtuel et à son effectuation dans le réel actuel, plusieurs modes peuvent être conçus et vérifiés par l’expérience. Dans l’un, le virtuel se présente au seuil de l'existence avec tous les traits et les caractères qui seront les siens, s'il réussit à dominer l'imprévisible. Le peintre, le sculpteur, le graveur, l'architecte, l'ingénieur ont la capacité et la liberté de mettre au point des programmes et de se les figurer mentalement jusque dans le dernier détail, avant de passer à l'exécution. Elle consiste à copier – c'est le sens vrai de la mimésis aristotélicienne – le modèle mental avec des éléments matériels tirés de la réalité. Le mode de la préfiguration et de l'exécution trouve son application la plus conforme à l'âge de la production et de la reproduction industrielles. Au pôle opposé de l'exécution du virtuel dans l'actuel, on peut isoler un mode d'actualisation aléatoire, dont l'expression la plus pure est le hasard au sens de Cournot : l'intersection de deux ou plusieurs séries indépendantes de causes. Le virtuel entre dans le réel en quelque sorte par effraction. Mais un chaos cesse d’extraire de l’aléatoire du virtuel, s'il est guidé par un attracteur, aussi discret soit-il. Dès lors, un mode très différent d'actualisation s'impose, où le virtuel est inventé tout au long d’un procès d'exploration. Le sens de l'exploration et le contenu de l'invention ne sont connus qu'à la fin et rétrospectivement. Le résultat est, à la fois et sans contradiction, imprévisible et intelligible, ce qui permet au virtuel de remplir l'exigence de non- nécessité et de contingence que son statut ontologique lui impose. Dans ses trois modes de l'exécution, de l'effraction et de l'exploration, l'actualisation fait, sans doute, accéder le virtuel à l’actuel, mais elle y réussit en lui infligeant une précarité irréductible.


La précarité des objets du réel leur vient de ce qu’ils ne sont pas nécessaires ni causes d’eux-mêmes, et ils en sont marqués par l'entremise du virtuel qu’ils ont commencé par être. Il faut donc que le réel contienne du virtuel. Il se soumet à cette contrainte logique selon trois modes. L’un est l’inachèvement et l’imperfection, qui, en affectant le réel d’un déficit d’être, inscrivent en lui du virtuel à effectuer encore plus avant dans le sens de la complétude et de la perfection. Un autre mode est constitutif de la précarité elle-même. Comme rien de ce qui existe n’est absolument nécessaire, tout est contingent et virtuellement aboli. L'actualisation du virtuel en actuel ne peut être que transitoire. De ce fait, les existants éphémères saisissent un troisième mode, en étant déjà virtuellement ce qu’ils seront, quand ils auront quitté l'existence. Les destins virtuels sont variés : l'accès, peut-être, à l'éternité, le recyclage, la transformation ou la disparition. Celle-ci a rapport au virtuel d'une manière inattendue, en renvoyant au statut de virtuel non pas les existants en tant qu'individus, mais comme matérialisations ou incarnations de formes. En effet, que sont les dinosaures devenus ? Pris un à un, ils ont disparu à jamais. Mais l'ordre des dinosauriens est, lui, retourné dans le virtuel, d'où un jour, quelque part, dans cet univers-ci, dans un univers parallèle ou dans un univers successeur, il pourrait redevenir possible, effectuable, potentiel et actuel. Par un paradoxe intelligible, il apparaît que le virtuel l’emporte sur l'actuel, sinon en densité, du moins en continuité d'être. Dans le cadre du sublunaire et sauf à postuler une création ex nihilo, la matière et la forme, pour reprendre une autre polarité classique, sont perpétuelles, la première actuellement et la seconde virtuellement. C’est leur conjonction en matières informées ou en formes matérialisées qui produit l'éphémère, une conjonction qui ne peut s'opérer que par les avatars du virtuel tendu vers l'actuel et par la médiation de singularités et d’individus toujours imprévisibles quelque peu.


Finalement, la dialectique du virtuel et de l'actuel, saisie dans ses moments successifs, est le moteur du devenir qui emporte le réel. Dont il résulte que celui-ci est nécessairement historicisé. Dans l'état actuel des connaissances, le réel semble distribué en quatre règnes, mathématique, physique, vivant et humain. Il apparaît aujourd’hui qu’ils sont tous les quatre effectivement historicisés et donc susceptibles de donner lieu à des explications historiques. L'histoire des mathématiques est celle du déchiffrement du réel mathématique par le décodage du langage mathématique dans lequel il est écrit. L'histoire du règne physique ou cosmogonie est la révélation bouleversante délivrée par les développements des sciences physiques au XXe siècle. L'histoire du règne vivant ou biogonie a été la percée mémorable opérée par les sciences biologiques au XIXe siècle. Quant à l'histoire du règne humain ou anthropogonie, on peut en assigner l'intuition juste au XVIIIe siècle. Or, du fait même de la prégnance du virtuel sur l'actuel, toute histoire est de fondation imprévisible et intelligible, si bien qu'il faut attendre qu'elle soit advenue, pour espérer pouvoir l'expliquer et l'écrire. Mais, par le fait même, il est impossible, au sens le plus fort de logiquement contradictoire, de prédire avec confiance les développements à venir et encore moins leurs péripéties. Toutes les histoires sont ouvertes, et le sont d'autant plus que le terme retenu est plus long.


Pour le présent, il me revient de donner la parole aux orateurs délégués par leurs académies respectives, et de les inviter à inscrire leurs conceptions propres du virtuel dans les annales de l’Institut.