Séance solennelle de rentrée des cinq Académies 2011 sous la présidence de Jean Baechler, président de l’Institut de France, président de l’Académie des sciences morales et politiques
sur le thème : "Le virtuel"

Michel PébereauLa finance ne serait-elle qu'un monde virtuel ?

par Michel Pébereau, délégué de l’Académie des sciences morales et politiques

Aymeric ZublenaArchitecture virtuelle

par Aymeric Zublena, délégué de l’Académie des beaux-arts

Serge HarocheLe virtuel en physique

par Serge Haroche, délégué de l’Académie des sciences

Michel ZinkLe virtuel, futur du passé

par Michel Zink, délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Jean-Luc MarionLe virtuel et le possible

par Jean-Luc Marion, délégué de l’Académie française

Les discours /  La finance ne serait-elle qu'un monde virtuel ?

Michel Pébereau

La finance ne serait-elle qu'un monde virtuel ?

par Michel Pébereau

La finance ne serait-elle qu’un monde virtuel ?

La crise actuelle n’a pas de précédent. Elle intervient à un moment où la globalisation a créé des interdépendances fortes entre toutes les économies. Et partout dans le monde, l’opinion vit ses rebondissements en temps réel, grâce aux nouvelles technologies de l’information. À ses yeux, cette crise trouve son origine dans l’emprise croissante que la finance, et plus particulièrement les marchés, exerceraient sur la vie économique.

Au niveau macroéconomique, les États auraient abandonné aux marchés de l’argent le pilotage d’équilibres collectifs essentiels. Il en résulterait des choix logiques du point de vue du système financier, mais contestables d’un point de vue plus général.

Le rapport à la réalité microéconomique serait quant à lui faussé par le développement explosif et autonome de la sphère financière, qui ne se ferait plus au service du monde de la production de biens et services, mais à son détriment.

La finance ne serait-elle devenue qu’un monde virtuel, distinct de l’économie réelle ?
 
En fait, le choix du marché pour la finance a contribué à une vingtaine d’années de forte croissance et de relative stabilité des prix dans le monde. Ce qui est à l’origine de la crise, ce n’est pas ce choix, mais bien une foi excessive dans l’efficience du marché. Les États ont un rôle important à jouer pour que la finance soit toute entière au service ce la croissance et de la stabilité financière.

Le choix du marché pour la finance a contribué à la croissance et à la maîtrise de l’inflation  pendant les vingt années qui ont précédé la crise

La décision de la communauté internationale, dans les années 1970, de s’en remettre au marché pour fixer la valeur des monnaies est à l’origine du basculement dans un nouveau monde financier.

Jusqu’alors, la valeur de la monnaie relevait du pouvoir régalien. Chaque pays fixait une parité fixe par rapport au dollar supposé convertible en or, et devait maintenir le taux de change sur les marchés dans des limites de fluctuation strictes. En cas de difficulté sérieuse, il fallait dévaluer ou réévaluer. Au niveau international, l’or restait en théorie la monnaie de référence.

Ce système a volé en éclats à la suite des bouleversements provoqués dans l’économie mondiale par le choc pétrolier de 1973. Pour assurer l’adaptation des économies, il est apparu indispensable de les libérer des contraintes des parités fixes et de la référence à l’or. Celui-ci est démonétisé. La valeur d’une monnaie ne se décrète plus : elle est constatée par un marché sur lequel elle flotte.

Le développement de la finance de marché a été accéléré par la révolution des technologies de l’information.

Dans les années 1980, à la suite des États-Unis, les pays avancés ont déréglementé, décloisonné et désintermédié leurs activités financières pour attirer les capitaux nécessaires à leur développement. Les marchés, jusqu’alors essentiellement nationaux, se sont globalisés. Ils ont exploité immédiatement les progrès des technologies de l’information. C'est que l'objet même de la finance, l’argent, peut être traité comme une information numérique. La finance est devenue un univers électronique. À la criée des agents de change ont succédé des marchés dont l’unité de temps est la microseconde ; qui assurent l’accès direct des professionnels du monde entier via internet ; et qui fonctionnent sans interruption.

Les marchés ont multiplié les innovations et apporté leurs propres réponses aux besoins de l’économie : pour le financement et pour la gestion de l’épargne, mais aussi pour la couverture des risques, avec la création des produits dérivés. Ils en sont venus à assurer l’essentiel du financement des économies américaine et britannique, alors que c’est l’intermédiation bancaire qui occupe toujours cette place en Europe.

La sphère financière a répondu aux besoins du monde de la production.

Elle a alimenté le moteur de la croissance : l’essor des échanges. Elle a géré, au niveau international, l’argent des uns, là où ils épargnent, et elle l’a mis au service des autres, là où ils investissent. Elle a favorisé la constitution et le développement de grands groupes internationaux créateurs de richesses, d’innovations et d’emplois. Elle a financé la croissance économique des pays avancés et l’émergence des pays qui abandonnaient l’économie centralisée.

Elle a aussi aidé les pays avancés à maîtriser le fléau de l’inflation. Ces pays avancés ont fait de la stabilité des prix un objectif essentiel de leur politique monétaire. Le panier de biens et services du consommateur a succédé à l’or comme garant de la stabilité de la monnaie. La finance de marché a ici joué un rôle positif de gendarme pour assurer le respect des engagements pris en matière d’inflation.

En se globalisant, la sphère financière a su accompagner, au sortir des deux chocs pétroliers, une période de croissance économique, de progrès social et de paix au niveau mondial.
 
Dans l’enthousiasme de ces années de croissance, une foi excessive dans l’efficience des marchés a conduit à oublier l’importance de  la confiance pour la stabilité financière.

Pour assurer la confiance, maîtriser l’inflation ne suffit pas. Il faut aussi de la rigueur tant dans la gestion macroéconomique des grands équilibres que dans celle, microéconomique, de la sphère financière.

La valeur d’une monnaie finit toujours par représenter la santé et les grands équilibres de l’économie qui l’a créée.

Les accords de Bretton Woods l’affirmaient dès 1944 : la condition de la stabilité monétaire au niveau international est que chaque pays conduise des politiques assurant l’équilibre structurel de ses paiements courants. Ce principe a été négligé. Les États-Unis ont pratiqué des politiques de facilité monétaire et se sont installés dans le déficit extérieur. C’est là l’une des causes de la crise financière.

Pour assurer la confiance dans sa monnaie, chaque pays doit en outre gérer avec rigueur ses finances publiques. C’est pour cela que l’euro a été adossé à un Pacte de Stabilité et de Croissance qui limite strictement déficits budgétaires et dette publique des États qui l’ont adopté. La gestion des finances publiques n’a pas été partout assez rigoureuse pendant les périodes de croissance. La crise a aggravé la situation. C’est l’origine des difficultés actuelles de la zone euro, comme de la dégradation de la notation de la dette américaine.

Par ses excès, la finance porte une lourde part de responsabilité dans la crise que le monde est en train de traverser.

La monnaie a pour contrepartie les crédits accordés à l’économie. C'est le rôle de la sphère financière d’analyser, de prendre et de gérer les risques financiers générés par l’activité économique : d’être une véritable centrale de risques. Or, aux États-Unis, les crédits "subprimes", hors normes, n’ont pas pu être remboursés : ils n’auraient donc pas dû être accordés. Les produits structurés complexes, qui se sont révélés toxiques, n’auraient jamais dû être fabriqués, ni achetés. Les établissements responsables de ces erreurs ont failli à leur devoir, tout comme leurs superviseurs, qui ont été créés pour les contrôler.

Il s’est en effet produit une mutation. L’accès au crédit s’est banalisé au point que certains ont pu penser qu’il était devenu illimité : par exemple pour les particuliers aux États-Unis ou en Irlande, et pour les États dans la plupart des pays avancés. Et puis certaines banques se sont mises à échanger des produits financiers pour leur propre compte, trop souvent pour spéculer.

Une sphère financière autonome a enflé, atteignant des volumes sans commune mesure avec les besoins de "l’économie réelle", notamment pour les produits dérivés. Cela a conduit à des niveaux de profit, et de rémunération des spécialistes, que l’opinion n’accepte plus, et aussi à des excès voire des abus qui n’ont pas été assez condamnés.

De plus en plus sophistiquée, la finance de marché s’est en outre appuyée sur des modèles pour valoriser ses actifs et pour analyser ses risques. Mais ces modèles ne sont qu’une représentation de la réalité, une maquette simplifiée qui est utile en règle générale, mais qui peut se déconnecter de la réalité lorsqu’on s’éloigne des conditions normales.

Une partie de la sphère financière s’est ainsi installée dans son propre monde fait de modèles, et où la finance est devenue une fin en soi, et non un instrument au service des clients : un univers virtuel replié sur sa logique interne. La quasi fermeture des prétendus marchés de certains produits financiers a déclenché un mouvement de défiance qui a failli déboucher une crise systémique en 2008. Le réveil a été douloureux mais salutaire.
 
Ce sont l’utopie des marchés efficients, et sa traduction comptable, la "fair market value", qui ont entraîné une partie de la finance dans cet univers virtuel.

L’utopie de l’efficience des marchés est née d’une simple hypothèse formulée par un professeur de l’Université de Chicago.

"Dans un marché efficient", disait Eugène Fama en 1970, "la concurrence entre de nombreux investisseurs intelligents conduit à une situation où, à tout instant, le prix effectif du titre est une bonne estimation de sa valeur intrinsèque". La meilleure prédiction que l’on puisse faire sur le prix futur d’un actif financier serait donc son prix de marché présent.

Ce qui était une hypothèse est devenu le postulat sur lequel, aux États-Unis, le courant économique dominant et les banques d’investissement ont construit le socle intellectuel d’un univers virtuel de la finance. L’hypothèse a été intégrée dans les outils de décision de financiers. Plus grave, des responsables d’entreprises cotées se sont focalisés sur la valeur boursière de leur société. Analystes financiers et investisseurs les ont poussés à des gestions  de court terme plutôt qu’à des stratégies de long terme.

Pourtant, cette hypothèse ignore les nombreux facteurs qui affectent la rationalité des acteurs : en particulier leur mimétisme et leur instinct grégaire, qui sont générateurs de bulles et de crises. Et puis, avec leur volatilité croissante les marchés sont de moins en moins susceptibles de fixer la valeur fondamentale des actifs financiers.

La théorie des marchés efficients a entraîné une partie de la finance dans un monde parallèle dont le seul guide est le prix du marché.

Les conséquences ont été d’autant plus lourdes que l’influence de ce courant a conduit les normalisateurs comptables à imposer aux entreprises un système fondé sur le principe dit de la "full fair market value".

 Pour les tenants de cette nouvelle orthodoxie comptable, la seule valeur juste (fair) d’un actif est sa valeur de marché. Toute variation du prix de marché d’un actif doit avoir un impact direct sur les comptes des entreprises qui le détiennent.

Ce principe a joué un rôle central dans l’accélération et l’élargissement de la crise financière. Les instruments dont le marché s’est quasi-fermé à partir de l’été 2007 n’ont plus eu de "valeur juste", faute de valeur de marché. Comment les comptabiliser ? La défiance s’est installée.

L’application de ce principe explique aussi l’inquiétude qu’ont récemment suscitée certaines dettes publiques européennes : l’augmentation de leur prime de risque conduit à une dépréciation comptable des emprunts des investisseurs qui les détiennent.

Le monde virtuel du marché efficient et les nouveaux dogmes comptables ont ainsi fini par affecter l’économie, l’économie réelle.

Les États ont un rôle important à jouer pour que la finance soit toute entière au service de la croissance économique et de la stabilité financière.

Il ne s’agit naturellement pas d’ignorer l’importance du rôle et des messages des marchés. Ce qui est souhaitable, c’est que les États retrouvent leur indépendance, et que les conditions de la stabilité financière soient rassemblées, comme le groupe des Vingt l’a décidé.

Maîtrise des finances publiques et coordination des politiques économiques sont les conditions de l’indépendance des États par rapport aux marchés.

Les politiques des États sont aujourd’hui jugées par les marchés : au travers d’indicateurs plus ou moins étranges – notations, "spreads" et "CDS" de leur dette– , et aussi par les variations de la valeur de leur monnaie et sa volatilité.

Cette situation, difficile à supporter pour des élus,  est la conséquence d’une réalité : certains États sont trop endettés.

Les investisseurs s’interrogent sur la soutenabilité de leurs dettes. C’est légitime car ils gèrent, pour la plupart, l’épargne du public ; ils sont responsables  de la sécurité de leurs placements.

Pour retrouver leur indépendance, il faut et il suffit que les États qui l’ont perdue maîtrisent leur dette publique et assurent l’équilibre, sur un cycle économique, de leurs budgets. C’est ce que, pour la plupart, les pays de la zone euro ont – enfin – entrepris de réaliser.

Quant à la stabilité des marchés des changes, elle suppose que les déséquilibres structurels des échanges internationaux soient corrigés.

L’existence de la monnaie unique nécessite un renforcement significatif de l’union économique : la zone euro l’a engagé. Il faut aussi faire rapidement progresser l’Union Politique qui en est l’aboutissement logique.

Quant au rééquilibrage de l’économie mondiale, il passe par une coordination effective des politiques économiques et monétaires au niveau international.  Le Groupe des Vingt peut être l’instance adaptée pour la réaliser.

Il faut assurer les conditions de la stabilité financière, sans oublier l’exigence de croissance économique.

C’est d’abord aux responsables des entreprises et des activités financières de tirer les leçons de la crise. Ce sont eux qui doivent rappeler à ceux qui les auraient oubliés les principes d’éthique de la finance, et sa mission qui est de servir l’économie.

Mais pour assurer la stabilité financière, il faut aussi, à la fois, réguler la finance et en finir avec l’illusion du "tout marché".

La nécessité d’une bonne régulation dans ce domaine est une leçon de l’histoire. La crise vient de le rappeler.

La nouvelle régulation doit être organisée au niveau mondial : en effet, il existe désormais une véritable planète financière. C’est la mission assignée au Comité de Bâle pour les activités des banques. Les règles qu’il est en train d’élaborer doivent s’appliquer partout. Les régulateurs prévoient de s’intéresser aussi au fonctionnement des marchés notamment pour les produits dérivés, aux agences de notation, et surtout au "shadow banking", la finance parallèle, qui continue de se développer.

Il ne faudrait pas que les réformes débouchent sur des règles si contraignantes pour le crédit qu’elles auraient pour résultat de contraindre l’Europe à à être de plus en plus dépendante des marchés pour son financement, selon le modèle américain.

Enfin les nouvelles régulations ne doivent pas détourner la sphère financière des placements de long terme qui sont indispensables au développement de l’économie.

S’il faut tirer toutes les leçons de la crise au niveau de la régulation, il faut surtout assurer un contrôle efficace de la finance en renforçant pouvoirs, moyens et compétences techniques de ses superviseurs.

Il faut en finir avec l’illusion du "tout marché".

La volatilité actuelle des marchés et leurs excès démontrent chaque jour l’inanité de l’hypothèse du marché efficient. La valeur instantanée de marché est incontestablement la juste valeur pour les activités des professionnels de marché, mais pour elles seules.

La comptabilité doit permettre d’apprécier la qualité de la gestion des responsables d’entreprises ; et il faut rendre à la stratégie la place qui doit être la sienne dans cette gestion. Il est irrationnel de pénaliser les placements de long terme. Le traitement comptable des actifs stables ne doit donc plus être soumis à la tyrannie de la valeur instantanée de marché.

La sphère financière est entrée une des premières dans la globalisation. Certains se sont imaginés que le monde devait s’organiser à partir du postulat du marché efficient, autour des seuls marchés. L’expérience a montré que ce modèle était inadapté, et qu'il risquait de déboucher sur des crises de confiance généralisées.

Faut-il pour autant renoncer aux marchés ? Certainement pas. Le marché est indispensable à l’exercice de la  liberté économique, de la liberté d’entreprendre. C’est un outil irremplaçable : un moyen d’allocation des ressources simple et décentralisé ; et aussi un détecteur intraitable des promesses non tenues, des erreurs dissimulées ; un contrepoids à l’opacité de certains acteurs publics ou privés. Il a bien des défauts. Mais il reste pour l’économie, comme la démocratie pour la politique, la moins mauvaise des solutions.

Mais la liberté ne peut être durablement assurée sans responsabilité : en matière financière comme dans tous les autres domaines.

Pour la finance, la responsabilité c’est de corriger certains errements et de se concentrer sur sa mission : servir ses clients et l’économie, et assurer avec efficacité son rôle d’intermédiaire financier.

Pour tous ceux qui ont besoin de financements – les États comme le secteur privé et les particuliers – la responsabilité c’est de ne pas oublier qu’ils utilisent l’argent des autres, et qu’il leur faut le rembourser.

Pour que toute la finance remette ses virtualités au service de la création de prospérité réelle, il faut encadrer la liberté du marché par la régulation et le contrôle de ses acteurs. C’est là la tâche d’États forts et responsables. À l’heure de la globalisation, c’est à l’échelle de notre planète que les règles doivent être fixées.